L’amnésie générationnelle, ou « amnésie environnementale », est un concept développé par Peter Kahn, décrivant l'acclimatation progressive - génération après génération - de l’humanité à la dégradation de l’environnement. Rares en effet sont les jeunes ayant vécu l’expérience d’un pare-brise de voiture recouvert d’insectes sur la route des vacances… Ce phénomène touche aussi l'agriculture, où les pratiques modernes favorisent des cycles courts et intensifs, oubliant les méthodes durables du passé. Reconnecter les activités humaines aux écosystèmes est donc crucial pour contrer cette amnésie.
L’amnésie générationnelle, appelée aussi « amnésie environnementale », est un des nombreux points de blocage à la prise de conscience des populations civiles à l’égard des dérives anthropiques. Un verrou psychologique d’autant plus complexe à contourner qu’il est invisible, silencieux et foncièrement culturel : car en effet, comment lutter contre un problème quand celui-ci est mal perçu ? Peter Kahn a développé le concept d’amnésie générationnelle dans les années 2000. Il définit celle-ci comme l’acclimatation des êtres humains, au fil des générations, à la dégradation de leur environnement.
Le processus est désespéramment simple : chaque personne se construit tout au long de son enfance en intégrant des expériences qui se stabilisent à l'âge adulte et servent de référence en vue de la réalisation d’actions de la vie courante. Et dans la mesure où l'environnement se dégrade tout au long des générations, chacune prend comme référence un environnement toujours plus dégradé, en fait toujours moins l'expérience et l’intègre de moins en moins comme socle de référence de sa « normalité ». L’amnésie générationnelle, en faussant notre vision de l'état normal d'un écosystème, du fait de son incapacité à voir et appréhender les grands changements intervenant au sein de la biosphère, participerait donc à fausser la perception des impacts de l'activité humaine sur notre environnement.
Le biologiste marin Daniel Pauly parle quant à lui de « syndrome de la référence changeante [1] ». Il avait proposé ce terme après avoir remarqué que les chercheurs halieutiques prenaient systématiquement comme référence scientifique la taille et la composition du stock de poissons constatés au début de leur carrière. Suivant cette logique, chaque génération de chercheurs halieutiques oubliait que cet état considéré comme « normal » était en fait déjà dégradé par rapport aux générations précédentes de chercheurs. Cet état de choses fonctionne d’ailleurs aussi bien avec les insectes, les oiseaux et de nombreux autres paramètres, notamment l’évolution du climat.
Robert Michael Pyle parle quant à lui de l'extinction de l’expérience [2], qu’il définit comme une sorte d’apathie de notre relation à l'environnement. Un travail de recherche franco-allemand mené en 2023 [3] l’explique par le fait que les sapiens modernes vivent de plus en plus loin des campagnes et des forêts. La distance moyenne d’un être humain vis-à-vis de la zone naturelle la plus proche est actuellement de 9,7kilomètres, 7 % de plus que dans les années 2000. Les populations les plus éloignées de la nature vivent en Amérique du Nord, en Europe et, dans une moindre mesure, dans l’est de l’Asie. En Allemagne par exemple, cette distance moyenne est de 22 kilomètres ; en France, 16 kilomètres. Cette mise à distance des populations urbaines vis-à-vis de leur environnement naturel peut s’expliquer par la baisse du couvert arboré en ville, par l’étalement urbain ainsi que du fait du foisonnement croissant de zones périphériques dégradées par une agriculture relativement intensive.
Dans une civilisation désormais mondialisée, bon nombre de pays d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique sont en train de prendre le pas. La nature disparait peu à peu de la vie des jeunes générations, ce qui appauvrit significativement leurs imaginaires en la matière, en mettant à mal leur capacité à prendre soin de leur environnement. A contrario, une réelle expérience de la nature vécue durant l’enfance déterminera fortement la connaissance, les valeurs associées et l’attachement émotionnel des individus vis-à-vis de la nature.
Rares probablement sont les membres de la génération Z [4] qui ont déjà vécu l’expérience des regroupements d’hirondelles annonçant l’arrivée de l’automne, ou celle d’un pare-brise de voiture recouvert d’insectes sur la route des vacances. Ainsi, pour ces jeunes générations, il est« normal » de vivre dans un monde ou les températures estivales dépassent fréquemment les 40°C. En cela, l’été 2024 fut perçu par bon nombre de jeunes comme particulièrement froid et pluvieux, notamment en Europe de l’ouest, alors qu’il était clairement « dans les normes ».
Le fait est que les événements naturels changent vite et de manière chaotique : nous avons collectivement besoin de prendre du recul pour pouvoir apprécier ces bouleversements à leur juste valeur, et potentiellement trouver des solutions.
Or, le fait est que nos sociétés ont un problème avec la notion de long terme : le culte de la vitesse et de l’immédiateté joue contre notre mémoire. Une actualité chasse l’autre, le « FOMO »(fear of missing out) nous lie à l’immédiateté. Le culte de la vitesse, du « toujours plus », limite notre temps d’attention nécessaire à l ’appréhension des processus de long terme qui pourraient nous rappeler que le monde change. Paradoxe étrange : en ces temps où la puissance de calcul et la capacité de stockage sont la marque de notre puissance, nous avons de moins en moins de mémoire...
Le phénomène de l’amnésie générationnelle ne se cantonne pas au climat ou à la biodiversité, et on peut également l’observer dans nos pratiques agricoles. Le recours systématique et généralisé aux plantes annuelles n’est pas anodin dans la perception moderne d’un espace-temps court et « optimisé ». Les céréales, légumineuses ou les légumes dits « classiques », ont par exemple un cycle de culture rapide de quelques mois, mais demandent beaucoup d’espace et d’intrants (eau, énergie, engrais, pesticides).
Les plantes vivaces et les arbres nourriciers (noix, noisettes, châtaignes et chênes) sont eux, certes lents à produire, mais produisent pour des siècles, demandent peu d’espace et surtout très peu d’énergie et d’intrants… pour un pouvoir nutritionnel sans équivalent, ce que nous semblons avoir oublié au regard de leur faible part dans notre alimentation.
Aurait-on également oublié qu’il y a encore une poignée de siècles, les zones les plus densément peuplées d’Europe étaient plantées de châtaigniers ? que le bocage était la norme car pourvoyeur de produits et de services indispensables à la vie ? ou encore que l’arbre fût jadis le pilier du bon fonctionnement des systèmes paysans ?
Une simple recherche des mots-clés « agriculture » ou « champ » donne un aperçu rapide de notre compréhension actuelle du terme, à savoir la monoculture de céréales à perte de vue, l’absence de haies, de mares et d’arbres. Cette typologie de paysage propre à l’agriculture intensive est pourtant unique dans toute l’histoire de l’humanité et ne date que de quelques décennies. Ce que l’on prend encore pour une normalité à l’échelle d’une génération est en réalité un phénomène très récent.
Il est urgent de décloisonner nature et culture, en réapprenant à intégrer les activités humaines au sein des écosystèmes, et inversement, en redonnant à la nature une place fondamentale, y compris pour les jeunes générations (certains types d’écoles alternatives proposent justement des immersions très régulières en forêt), en redonnant une prévalence aux arbres, arbustes et plantes « pérennes » dans notre agriculture, en vue de sortir du court-termisme et de l’hyper productivité toxique. Nous devons ralentir, vivre plus au contact des cycles naturels, plus à même de nous réinculquer un nouvel espace-temps.
Enfin, il est important d’insister sur le rôle fondamental des historiens, archéologues, anthropologues et biologistes, experts particulièrement légitimes à même de donner une idée précise de ce qu’étaient les paysages agricoles, écologiques et culturels du passé, et de rendre sensibles les jeunes générations quant au fait qu’il n’y a pas de « normalité », mais un continuum temporel qu’il est vital de connaître, de comprendre, et auquel se rattacher.
L’humanité vit certainement l’époque de son histoire la plus inédite et ce caractère historique peut la rendre terriblement angoissante tout autant que stimulante et mobilisatrice. À chacun de nous de ne pas passer à côté.
Tous nos remerciements à Mathieu Foudral qui a gentiment accepté de rédiger cet article.
Référence concernant l’auteur :
Mathieu Foudral. Cultiver dans le monde de demain : manifeste pour une agriculture de cueillette. Broché, 2024.
[1] Appelé en anglais shifting baseline syndrome.
[2] Michael Pyle, Traduit de l'anglais par Mathias Lefèvre. Éditions Le Bord de l'eau. « Écologie & politique ».
[3] https://esajournals.onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1002/fee.2540
[4] Individus nés entre la fin des années 1990 et le début des années 2010, généralement entre 1997 et 2012.