Article

Biodiversité et agriculture : plus qu’un mariage de bon sens, des liens étroits, millénaires et indispensables 

Hugues Mouret
Par
Hugues Mouret
le
15/8/24
En bref

L'agriculture qui nous nourrit dépend étroitement du vivant et notamment des insectes pollinisateurs or partout dans le monde nous vivons un effondrement sans précédent de la biodiversité. Il est urgent d'agir car nous ne pourrons pas pallier manuellement ou technologiquement à cette perte de fonctionnalité écologique. Sauver les pollinisateurs, et plus globalement la biodiversité, est l’unique choix possible. L’agriculture représente l’un des leviers majeurs dont nous disposons pour changer les rapports que nous entretenons avec le vivant et la place que nous lui laissons. Nous tous devons aider à la transition de notre modèle agricole car nous sommes aujourd’hui face au plus grand défi que l’humanité n’ait jamais eu à relever : vivre ensemble ou laisser disparaitre la vie sur Terre.

L’agriculture et l’élevage reposent sur des processus ancestraux, naturels dont nous détournons les bénéfices à notre profit. Il n’y a là rien de péjoratif à cela, au contraire. Il s’agit de travailler, produire et nous nourrir grâce au fonctionnement spontané - normal serait-on tenté de dire - de notre planète. 

De nombreuses fonctions naturelles sont ainsi indispensables à nos productions agricoles : celles assurées par les auxiliaires de culture évidemment, protecteurs contre les bioagresseurs (appelées parfois ravageurs de culture ou nuisibles). Celles liées au recyclage des matières organiques, c’est-à-dire la restitution au sol, et donc aux plantes, des éléments nécessaires à leur croissance. Celles, non moins fondamentales, liées à la pollinisation.

Mais depuis plusieurs décennies, nous tentons de nous affranchir de ces fonctionnalités, de dominer la nature, d’en mettre à bas le rôle. L’agriculture devient alors de plus en plus technique. Elle fait appel à de plus en plus de chimie et de mécanique, souvent au détriment de la santé humaine, mais aussi de la vie sur Terre.

Une dépendance directe et souvent forte à la pollinisation

Parmi les fonctions naturelles évoquées, la pollinisation consiste au transport d’un grain de pollen de l’étamine (partie mâle) vers le pistil (partie femelle) d’une autre fleur de la même espèce. Les plantes ne se déplaçant pas, un moyen de transport est indispensable. Selon les espèces, le vent, l’eau, et en grande majorité des animaux, jouent ce rôle.

La pollinisation est donc un préalable incontournable à la fécondation croisée des plantes à fleurs : l’ovaire se transforme alors en fruit et l’ovule fécondé donne la descendance : graines, pépins, noyaux.

Si quelques vertébrés sont pollinisateurs (oiseaux, chauves-souris…), ce sont essentiellement les insectes qui remplissent cette fonction. 90 % des plantes à fleurs sauvages dépendent de leur activité pollinisatrice. En d’autres termes, 9 plantes sur 10 n’existeraient pas, ou dans des proportions moindres, en l’absence d’insectes.

D’un point de vue agricole, 75 % des cultures mondiales dépendent plus ou moins fortement de l’activité pollinisatrice des insectes, soit 35 % du volume produit. Les plus gros volumes proviennent en effet des céréales (riz, maïs, blé, orge…), qui sont pollinisés par le vent. Ce service écosystémique gratuit est estimé, selon l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques), entre 200 et 490 milliards d’euros pour la planète, soit 5 à 8 % de la valeur de la production alimentaire mondiale!

En Europe, 84% des productions agricoles dépendent de la pollinisation par les insectes ! (Collen et al., 2012 ; Ollerton et al., 2011).

L’arboriculture fruitière, le maraîchage, les semences potagères et fourragères, les grandes cultures (tournesol, colza, féverole…) dépendent de la pollinisation. Or, contrairement à une idée reçue, ce n’est pas la seule présence de l’abeille domestique ou abeille mellifère (Apis mellifera) dans les cultures qui augmente la production, mais celle des pollinisateurs sauvages, nettement plus efficaces. Il faut parfois le passage de plusieurs dizaines d’abeilles domestiques pour avoir la même efficacité pollinisatrice qu’une seule osmie (abeille maçonne).

L’abeille domestique fournit certes de nombreux produits essentiels (miel, pollen, gelée royale, cire, propolis, venin), mais la pollinisation ne peut pas être réduite à l’installation de ruches d’abeilles domestiques. Au contraire, une surdensité de ruches peut avoir des effets contre-productifs, du fait de la spoliation d’une grande partie des ressources en pollen : collecté par l’abeille domestique, mélangé à de la salive et du nectar, il est alors stérile et n’est donc plus disponible pour les plantes.

De plus, de fortes densités de ruches peuvent avoir d’autres conséquences, comme l’augmentation de la transmission de maladies aux abeilles sauvages ou une modification des communautés de plantes.

La présence et la diversité des habitats naturels aux alentours directs des champs conditionnent celles des pollinisateurs sauvages en leur permettant de se maintenir, de se nourrir, de se reproduire… en bref d’accomplir leur cycle de vie. Il a également été démontré que la présence d’éléments semi-naturels, les fameuses infrastructures agroécologiques (haies, bandes enherbées…), augmentaient significativement celle (en diversité et abondance) des pollinisateurs sauvages. De cela découle un gain en pollinisation et donc en production (Garibaldi et al. 2016).

La pollinisation, synonyme de quantité, de qualité et de santé

Indispensable aux cultures, une pollinisation efficace a en effet un impact sur la quantité et la qualité de la production. Elle induit plus de fruits, de plus gros calibres, plus nutritifs, moins sujets aux attaques des bioagresseurs ou maladies, et se conservant mieux.

Avec l’effondrement des pollinisateurs, c’est donc non seulement notre quantité de nourriture qui est menacée, mais aussi la qualité de notre alimentation. Si les céréales nous fournissent l’essentiel des sucres lents (amidon…), c’est bien dans les cultures fruitières et légumières que nous trouvons minéraux, vitamines (notamment A, C, B2, B6, K, acide folique…), oligoéléments, fibres et même la plupart des anti-oxydants qui nous sont indispensables. Ainsi, une alimentation riche en fruits et légumes favorise la santé globale, assure une espérance de vie allongée, une meilleure santé mentale, un cœur en bonne santé, une réduction du risque de cancer, d’obésité, de diabète, une meilleure santé intestinale et une immunité renforcée (Xin, 2016 ; FAO, 2021).

En clair, notre sécurité alimentaire et notre santé dépendent de la pollinisation et donc d’une diversité et d’une abondance de pollinisateurs, essentiellement sauvages.

Une dépendance indirecte, mais tout aussi indispensable !

La présence et la diversité des habitats semi-naturels permet par ailleurs le maintien de groupes fonctionnels essentiels à l’agriculture, en plus de favoriser les pollinisateurs. Les plantes à fleurs permettent le déplacement et l’installation d’insectes floricoles et pollinisateurs, dont les larves remplissent d’autres fonctions indispensables aux cultures. Parmi ces groupes fonctionnels, on y trouve notamment :

  • Des prédateurs de pucerons, chenilles, limaces, escargots comme les syrphes, chrysopes, guêpes, vers luisants…
  • Des parasitoïdes, dont la larve se développe à l’intérieur du corps d’un autre insecte, comme les micro-hyménoptères qui pondent notamment dans les pucerons, les tachinaires qui pondent dans les chenilles ou les punaises herbivores…
  • Des recycleurs de matières organiques comme les mouches qui décomposent cadavres et excréments, ou encore les cétoines, longicornes, buprestes qui recyclent le bois mort pourrissant…

En outre, cette diversité floristique permet de nourrir convenablement (en quantité et en qualité) les herbivores, sauvages comme domestiques. Une bonne pollinisation est une condition sine qua non à une bonne production de lait et de viande : les qualités organoleptiques du lait, et donc du beurre et des fromages, sont conditionnées par la diversité floristique consommée par les animaux. Les AOP/AOC dépendent donc de la diversité floristique et sont alors également soumis à la présence et l’abondance des pollinisateurs.

Mais au fait, qui sont les pollinisateurs suisses ?

La Suisse compte (Widmer, Mühlethaler et al. 2021) :

  • plus de 7000 espèces de hyménoptères dont 615 espèces d’abeilles sauvages, essentiellement solitaires ;
  • plus de 7000 espèces diptères, dont 480 espèces de syrphes ;
  • plus de 3600 espèces de papillons (ou lépidoptères) : 212 espèces de rhopalocères (papillons de jour) et plus de 3400 d’hétérocères (~ papillons de nuit) ;
  • et probablement au moins 7400 espèces de coléoptères dont potentiellement plus d’un millier d’espèces floricoles.

On dénombre ainsi entre 15 000 et 18 000 espèces d’insectes pollinisateurs en Suisse !

Un constat dramatique

Partout dans le monde, nous vivons actuellement un effondrement sans précédent de la biodiversité et en particulier des insectes. Une étude menée pendant 10 ans sur près de 300 sites en forêt et en prairie et publié en 2019 dans la revue Nature, a montré une perte de 80 % de l’abondance des insectes, de 67 % de leur biomasse et de près d’un tiers des espèces (Seibold et al, 2017).

Or, cet effondrement global n’épargne évidemment pas les pollinisateurs et nombre d’études et de synthèses donnent l’alerte depuis plusieurs décennies. Une méta-analyse (Zattarz et Aizen, 2020) montre ainsi un déclin global des abeilles à l’échelle mondiale : après les années 1990, le nombre d'espèces d'abeilles recensées diminue fortement. Environ 25 % d'espèces en moins ont été signalées entre 2006 et 2015 par rapport à la période précédant les années 1990. Plusieurs Listes rouges (européennes et nationales) et de nombreux travaux scientifiques complètent ces informations funestes sur l’état des populations. (Nieto et al., 2014 ; Potts et al., 2015 ; IPBES, 2016 ; IPBES, 2018).

La Suisse ne fait pas exception : la liste rouge des abeilles de Suisse a été mise à jour en 2024 : 45 % des espèces sont considérées comme éteintes ou menacées et près de 10 % sont quasi menacées.

L’agriculture, un levier fondamental

Nous dépendons donc étroitement du vivant et notamment des insectes pollinisateurs, dont les populations s’effondrent dans le monde entier. Nous ne pourrons pas pallier manuellement ou technologiquement cette perte de fonctionnalité écologique. Sauver les pollinisateurs, et plus globalement la biodiversité, est l’unique choix possible. Les causes de l’effondrement du vivant sont désormais bien connues et tiennent à nos choix économiques et sociaux. Sont responsables les pollutions (agricoles, industrielles, routières, domestiques, lumineuses) ainsi que la destruction des habitats et le changement d’usage des terres. Ces deux causes ont pour conséquence de modifier profondément le climat. Les changements climatiques deviennent alors une nouvelle cause aggravante à laquelle s’ajoutent la surexploitation des ressources et l’introduction d’espèces exotiques.

Les années à venir vont être cruciales et déterminantes. Laisserons-nous une place digne de ce nom au vivant qui nous entoure pour qu’il remplisse ses fonctions indispensables, ces fameux services écosystémiques ?

L’agriculture représente l’un des leviers majeurs dont nous disposons pour changer les rapports que nous entretenons avec le vivant et la place que nous lui laissons. Désormais, il est urgent de mettre en œuvre des mesures de bon sens. Il est vital de laisser la vie sauvage s’exprimer. Il est capital d’arrêter au plus vite de polluer et de détruire tout ce qui nous entoure. Il parait donc urgent et fondamental de favoriser les modes de culture moins impactants et moins polluants, sortir du monopole des intrants de synthèse systématiques et prévoir un plan de sortie des pesticides. Ce n’est qu’à ce prix-là que l’humanité pourra poursuivre son histoire sur une planète habitable.

Nous tous sommes concernés. Nous tous décidons de l’agriculture qui nous nourrit. Nous tous devons aider à la transition de notre modèle agricole. Nous tous sommes aujourd’hui face au plus grand défi que l’humanité n’ait jamais eu à relever : vivre ensemble ou laisser disparaitre la vie sur Terre.

Nous avons peu de temps pour changer les choses en profondeur, mais gardons espoir et rappelons-nous que la vie sauvage a la capacité de s’adapter, de recoloniser, de réparer l’état du monde. Pour cela, il est indispensable de lui laisser de l’espace et du temps, partout, dans les jardins, les campus, les casernes, les parcs et espaces verts, les bords de routes et bien sûr, aussi, dans et aux abords des champs.

C’est de la mobilisation générale de l’humanité dont la vie sur Terre dépend désormais. Prenons-en acte !

Tous nos remerciements à Hugues Mouret, Directeur scientifique d’ARTHROPOLOGIA qui a gentiment accepté de rédiger cet article.

Pour en savoir plus.

Liens podcasts audios avec Baleine sous gravillon :

Liens vidéo :

  • Série vidéo "Du vivant dans les champs" : mosaïque d’habitats, prédateurs, recycleurs et pollinisateurs

=> https://www.youtube.com/playlist?list=PLGSDRZ91g5gmRAnvGW8QLURg_QUI8sJLT

  • Apprendre en rigolant avec La Pause Biodiv avec Jacques Chambon et Franck Pitiot (Merlin et Perceval dans la série Kaamelott)

=> https://pollinisactions.arthropologia.org/webserie-la-pause-biodiv

  • Conférence au Collège de France : « Comment agir à son échelle en faveur des pollinisateurs »

=> https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/seminaire/interactions-plantes-pollinisateurs-hier-aujourd-hui-et-demain/agir-son-echelle-en-faveur-des-pollinisateurs

  • Diagnostic pollinis’Actions : évaluez votre jardin, espace vert, ferme au regard des capacités d’accueil pour les pollinisateurs et augmenter la biodiversité

=> https://pollinisactions.arthropologia.org/diagnostic

  • Série de courtes vidéos pour mieux comprendre et améliorer la gestion de son espace : Plantes indigènes et exotiques ; Hôtel à insectes ; Faucher plutôt que tondre ; Entretien au jardin ; L’utilité du bois mort…

=> https://www.youtube.com/playlist?list=PLGSDRZ91g5gmSVgMcmySnSFLWrTRlzKms

Sources

[1] Collen B, Böhm M., Kemp R. & Baillie J.E.M. (2012) Spineless: status and trends of the world’s invertebrates. Zoological Society of London, United Kingdom, 86 pp.

[2] FAO. (2021). Fruits et légumes – éléments essentiels de ton alimentation. Année internationale des fruits et des légumes, Note d’information. Rome. (https://doi.org/10.4060/cb2395fr) :

https://openknowledge.fao.org/server/api/core/bitstreams/028928cf-25cd-4f29-86ba-68457b9457b9/content/src/html/bons-pour-nous.html

[3] Garibaldi et al. (2016) Mutually beneficial pollinator diversity and crop yield outcomes in small and large farms. in Science Vol 351, Issue 6271 pp. 388-391. DOI: 10.1126/science.aac7287

[4] IPBES (2016). The assessment report of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services on pollinators, pollination and food production. Bonn

[5] IPBES (2019). Global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science- Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Serviceshttps://www.ipbes.net/global-assessment

[6] Müller A. & Praz C. (2024). Rote Liste der Bienen. Gefährdete Arten der Schweiz. Stand 2022.

[7] Ollerton J., Winfree R. & Tarrant S. (2011) How many flowering plants are pollinated by animals ? Oikos, 120 : 321-326.

[8] Potts S., Biesmeijer K., Bommarco R., Breeze T., Carvalheiro L., Franzén M., González-Varo J.P., Holzschuh A., Kleijn D., Klein A.-M., Kunin, B., Lecocq T., Lundin O., Michez D., Neumann P., Nieto A., Penev L., Rasmont P., Ratamäki O., Riedinger V., Roberts S.P.M., Rundlöf M., Scheper J., Sørensen P., Steffan-Dewenter I., Stoev P., Vilà M., Schweiger O. (2015) Status and trends of European pollinators. Key findings of the STEP project. Pensoft Publishers, Sofia, 72 pp. http://step-project. net/img/uplf/STEP%20 brochure%20online-1.pdf

[9] Seibold et al. (2019) Arthropod decline in grasslands and forests is associated with landscape-level drivers. in Nature, 574, pages 671–674. https://www.nature.com/articles/s41586-019-1684-3

[10] Widmer I, Mühlethaler R et al. (2021) Diversité des insectes en Suisse : importance, tendances, actions possibles. Swiss Academies Reports 16 (9) : https://www.dora.lib4ri.ch/eawag/islandora/object/eawag%3A23629/datastream/PDF/Widmer-2021-Diversit%C3%A9_des_insectes_en_Suisse.-%28published_version%29.pdf

[11] Xin, O.J. (2016) Food for children: Why fruits and vegetables are important : https://www.healthxchange.sg/children/food-nutrition/food-children-fruits-vegetables-important

[12] Zattarz E. et Aizen M. (2020) Worldwide occurrence records reflect a global decline in bee species richness. bioRxiv 869784 ; One earth doi: https://doi.org/10.1101/869784

FAQ

En savoir plus

No items found.