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Pesticides et maladies graves : le monde agricole est-il dans le déni ?

Valentine Python
Par
Valentine Python
le
24/6/24
En bref

En mars dernier la majorité du parlement, alors qu’un élu sur six représente le lobby paysan, rejetait une motion demandant la reconnaissance des maladies professionnelles provoquées par l’exposition directe et chronique des agriculteurs aux pesticides. Les données statistiques et sociologiques manquent en Suisse mais des enquêtes en France permettent de recueillir les témoignages. Aux difficultés de reconnaître les liens de causalité pour les principaux intéressés fait écho un déni institutionnel, organisé par l’agro-chimie et cautionné par les systèmes de régulation étatique. Ces mécanismes s’insèrent dans un modèle agricole productiviste qui exerce une pression implacable sur les producteurs, laissant peu de place à la parole pour les phytovictimes.

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Maladies professionnelles

Alors que les évidences scientifiques sont bien établies et qu’il y a consensus concernant l’impact sur la santé des agriculteurs de l’exposition directe, chronique et prolongée aux pesticides de synthèse, les représentants du monde agricole dans leur grande majorité ne semblent pas reconnaître ces liens.

Cancers, infertilité, Parkinson, sclérose en plaques, autisme, obésité et dépression, la liste de maladies graves chroniques et non transmissibles attribuables à la surexposition aux pesticides chez les agriculteurs est tristement longue (voir article complet). L’établissement de ces liens de causalité a d’ailleurs permis la reconnaissance de la maladie de Parkinson, du lymphome non hodgkinien, du myélome et du cancer de la prostate comme maladies professionnelles en France depuis 2012, et dernièrement en Italie et en Allemagne. Cela est déterminant pour un soutien spécifique des agriculteurs et agricultrices confrontées aux conséquences économiques de l’arrêt de l’activité professionnelle et des frais médicaux que l’assurance maladies ne couvre que partiellement.

Pourtant les membres parlementaires affiliés et dirigeants de l’Union suisse des paysans n’ont pas soutenu une motion demandant que la législation suisse fasse de même [1]. Alors qu’un parlementaire sur six représente le lobby paysan, cela a de quoi surprendre [2]. Face à cette position et à ces enjeux les questions suivantes se posent : comment est perçu, connu et reconnu le risque pour leur propre santé et celle de leurs enfants de l’exposition directe et chronique aux pesticides par les agriculteurs eux-mêmes ? Dans quelle mesure la désinformation issue de l’agro-industrie et les mécanismes de déni se conjuguent-ils pour aboutir à une sous-estimation systémique de ce risque au sein des organes de représentations du monde agricole et des agriculteurs eux-mêmes ?

Déni

Selon le service de prévention des accidents dans l’agriculture (SPAA) la reconnaissance de ce lien se heurte à une barrière psychologique particulièrement ancrée dans le milieu agricole, exprimée par exemple par « ça fait 30 ans que les pesticides existent et qu’ils sont utilisés, donc ce n’est pas utile d’étudier les effets sur la santé » [3].

Cette affirmation semble s’apparenter à une réaction de déni, mécanisme psychologique bien connu qui se définit comme « l'exclusion active et inconsciente de certaines informations hors de l'attention focale. Il s’agit d’une réponse aux conflits et aux stress en refusant de reconnaître certains aspects douloureux de la réalité externe ou de l’expérience subjective qui seraient évidents pour les autres... Il est par exemple une réaction habituelle dans le deuil et peut constituer la dernière ressource pour faire face à une réalité insupportable » [4].

Il est donc plausible que bien des agriculteurs soient de façon plus ou moins consciente dans cet état psychologique, d’autant plus qu’ils voient bien dans leur entourage direct, au sein de leur propre famille et parmi leurs collègues, se multiplier les maladies évoquées ci-dessus. Certains témoignages font état de ce déni : « Dans la profession, il y a un déni très fort. Un voisin m’a dit : "Tu sais, les maladies et les pesticides, c’est pas sûr". Il y a un refus de voir. » [5].

Enfin, bien des victimes seraient simplement dans l’ignorance de ce lien de causalité entre exposition aux pesticides et développement d’une maladie grave comme le rapporte cet agriculteur à la retraite et atteint d’un lymphome. :

« Tout s’écroule, on croyait dans ce système. On pensait bien faire. Quand j’ai été informé de la possible responsabilité des pesticides dans ma maladie, cela m’a brassé pendant des semaines. Je repensais à mes enfants, qui étaient souvent assis sur l’aile de mon tracteur. Je me disais "mais bon sang, qu’est-ce que j’ai fait" ? ».

Une bénévole dans un collectif agricole précise : « Pour certaines personnes, c’est difficile de croire que des pratiques agricoles ont pu déclencher de telles maladiesCela rend les démarches parfois impossibles pour elles. »

Mais quel est donc ce système qui a floué ces agriculteurs, les laissant mettre en danger leur santé et celle de leurs enfants, en les encourageant même à utiliser des produits si dangereux, tout en leur cachant la vérité ?

Déni institutionnalisé

Le système international de régulation des pesticides a été mis en place entre 1963 et 1994 [6] selon lequel le respect d’une part de seuils quantitatifs fixés pour chaque résidu de polluants, d’autre part des « bonnes pratiques agricoles » stipulant l’usage de protections adaptées lors des épandages serait suffisant pour garantir la sécurité tant des producteurs agricoles que des consommateurs. Or, selon le céréalier charentais Paul François, président de Phyto-victimes, 

« les recommandations d'utilisation sont inapplicables, sauf à travailler en tenue de cosmonaute, et les fabricants le savent » [7].

Conformément à l’idéologie néolibérale toujours de vigueur, ce système est dominé par l’agro-industrie elle-même responsable de fournir les données toxicologiques garantissant la conformité de ses produits, que les agences étatiques de sécurité alimentaire n’ont plus qu’à valider. Cependant de nombreux cas de conflits d’intérêt ont été dénoncés au sein de ces agences, en particulier de l’agence européenne de sécurité des aliments [8]. L’infiltration tant des agences administratives que des parlements par des lobbyistes de l’agro-industrie est un des éléments centraux des stratégies de cette puissante industrie. Un autre élément au cœur des stratégies de l’agro-industrie est la manipulation de l’opinion publique afin de diffuser le déni des évidences scientifiques qui établissent les liens de causalité entre diffusion des pesticides de synthèse, exposition et maladies chroniques. Déni, signifie ici négation de la réalité. L’objectif visé est de semer le doute et d’augmenter la sous-estimation du risque réel pour la santé. La première étape est de faire complètement oublier la nature toxique des pesticides qui sont pourtant des substances spécifiquement conçues pour détruire ou perturber des organismes vivants, persistantes dans l’environnement et à l’intérieur des organismes, et dont des milliers de tonnes sont déversées chaque année en Suisse depuis les années 1970.

Cette industrie, à l’instar de celle du tabac et du pétrole, n’a pas hésité à falsifier les données, corrompre des politiques et des scientifiques, en intimider et ostraciser d’autres. Faisant appel à une « industrie du mensonge », les faits sont niés, déformés, noyés dans une marée de contre-vérités. La journaliste d’investigation Marie Monique Robin en décrit les rouages déjà en 2011 [9]. Ces procédés ont notamment été révélés en 2016 lors de la publication contrainte des documents de la firme Monsanto, productrice du glyphosate, désormais rachetée par Bayer et qui faisait face à 3500 plaignants victimes ou proches de victimes décédées du lymphome non-hodgkinien aux USA [10]. A ce jour la firme fait face à 4’279 poursuites judiciaires représentants  plus de cent mille plaignants aux USA [11]. La diffusion de cette désinformation de masse est d’autant plus facile à l’ère du numérique. 

Cependant, la fabrique de l’ignorance n’est pas seulement le résultat des manipulations et de la désinformation massivement diffusée par l’agro-industrie mais également un phénomène de déni organisé par les instances officielles censées évaluer les risques, les protocoles officiels favorisant ce déni collectif en laissant croire que le respect de seuils quantitatifs permet de se prémunir contre les effets perturbateurs hormonaux des pesticides de synthèse qui agissent pourtant à des seuils infinitésimales. [12]

Dans ce processus, un groupe d’acteurs intermédiaires joue un rôle crucial dans le maintien du déni et de la désinformation au sein de la population rurale, ce sont les coopératives agricoles qui sont dans des positions ambiguës. Car elles sont à la fois les organisations de défense des intérêts des agriculteurs mais également les principaux intermédiaires dans la vente des pesticides, des engrais, des semences et des outils agricoles produits par l’agro-industrie. Certains gros producteurs spécialisés et les fédérations correspondantes (céréaliers, betteraviers, etc.) sont également dans une position inconfortable puisque non seulement leur mode de production, agroindustrielle et monoculturale, les rendent particulièrement dépendants des intrants de l’agro-industrie, mais ils en font aussi souvent eux-mêmes commerce auprès de leurs collègues.

Quelles que soient les positions et fonctions au sein du monde agricole, c’est le plus souvent l’apparition de la maladie professionnelle qui va déclencher la prise de conscience, la sortie de déni et la mobilisation naissante d’agriculteurs phytovictimes : « ces professionnels atteints par des pathologies chroniques ou aiguës liées à une exposition professionnelle aux pesticides sont des agriculteurs exploitants, pour la plupart propriétaires et traditionnels soutiens d’une agriculture intensive. Ils se sont pourtant engagés dans la dénonciation du fonctionnement de l’agriculture productiviste acquise au « tout pesticides » qu’ils soutenaient jusqu’alors [13]. » Ils vont alors se confronter à une double omerta, celle qui concerne la reconnaissance de l’origine de leur maladie et celle qui concerne plus globalement l’impact social et environnemental du modèle agricole productiviste.

Omerta au sein du monde paysan

Le monde paysan est polarisé. A la disparition progressive des petites et moyennes exploitations se substituent des exploitations de plus en plus grosses et spécialisées qui fournissent des aliments de plus en plus standardisés pour l’industrie agroalimentaire et la grosse distribution. Le fils d’agriculteur et journaliste breton Nicolas Legendre donne la parole à 150 agriculteurs et agricultrices pour raconter les intimidations, les pressions, les empoisonnements et les sabotages dont ils ont été victimes. L’ouvrage dresse le profil d’un modèle qui encourage l’agriculteur à s’agrandir et investir toujours plus, sous peine d’être mis de côté. Certains osent parler de mafia, d’autres d’esclave moderne. Et dans ce système, « les coopératives agricoles sont à la fois le client et le créancier ». [14] 

Dans un tel système, « les personnes qui osent parler de leur maladie se le voient parfois reprocher, par leurs pairs… Avec les anciens collègues et les voisins, ce n’est pas facile…, glisse André la voix tremblante. … 

Moi on m’a dit : "Qu’est-ce que tu viens nous emmerder, tu n’as pas eu de chance, c’est tout"

se souvient Christian, atteint d’un cancer de la prostate reconnu comme maladie professionnelle en 2021. Ce truc de ne pas avoir de chance, cela revient très souvent dans le milieu agricole, pour dire que ceux qui accusent les pesticides disent n’importe quoi, ajoute un collègue » [15]. Le déni et l’omerta/tabou qui l'accompagne se développent lorsque les auteurs de violence, d’oppression, d’exploitation d’autrui se trouvent être en même temps les pourvoyeurs de bienfaits matériels, de protection et même d’affection, plongeant toutes et tous dans la confusion, à commencer par les victimes de ces rapports de force.

Banalisation de la souffrance

Un autre obstacle tout à la fois psychologique, culturel et identitaire pour sortir du déni serait celui de la banalisation de la souffrance, y compris moral, qui régnerait au sein des campagnes. Se montrer tel que l’on est, diminué par la maladie, demande un grand courage. Cela renvoie une image qui colle mal avec la virilité que l’on attend des hommes dans le milieu agricole. Cela oblige en plus à questionner toute une vie de travail. Les effets des pesticides se fondent alors aux autres atteintes à la santé d’une catégorie professionnelle très exposée tant physiquement (le risque d’accident est le plus élevé avec les métiers du bâtiment) que psychiquement, lié au stress d’une profession sous pression dans un milieu culturel qui valorise la dureté et banalise la douleur :

« beaucoup d’agriculteurs estiment que les symptômes qui pourraient être dus à l’exposition aux pesticides constituent une normalité. Par exemple, il est normal d’avoir mal à la tête après avoir traité» [16] .

Il y aurait donc plusieurs facteurs qui se cumulent pour expliquer la prévalence et la résistance du déni au sein du monde agricole concernant l’impact des pesticides sur la santé des agriculteurs eux-mêmes. Opposer simplement les faits scientifiques aux mécanismes du déni ne permettra pas de faire avancer les politiques agricoles sur la question de l’exposition professionnelle aux pesticides, encore moins sur celle de l’exposition de la population dans son ensemble et de l’environnement. Il est nécessaire de tenir compte de ces mécanismes, du rôle des différents acteurs concernés par cette problématique afin de proposer les moyens de vaincre la loi du silence et de soutenir les prises de parole.

Sources

[1] https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20223574

[2] https://www.lemonde.fr/international/article/2023/12/07/en-suisse-un-depute-sur-six-est-paysan_6204284_3210.html

[3] Workshop, opcit, p.12

[4] https://www.cairn.info/revue-recherche-en-soins-infirmiers-2005-3-page-31.htm#:~:text=Le%20déni%20est%20l'exclusion,peut%20ne%20pas%20être%20permanente

[5] https://basta.media/Pesticides-maladie-de-Parkinson-cancers-reconnaissance-mutualite-sociale-agricole-aide-agriculteurs-face-au-deni

[6] Voir création du Codex alimentarius, Réunion conjointe FAO/OMS sur les résidus de pesticides (JMPR), accord relatif aux mesures sanitaires et phytosanitaires et accord relatif aux obstacles techniques au commerce de l’Uruguay Round(création de l’organisation mondiale du commerce (OMC): https://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/ursum_f.htm#bAgreement

[7] https://www.charentelibre.fr/societe/agriculture/maladies-graves-et-pesticides-pour-paul-francois-agriculteur-a-bernac-il-fait-sortir-du-deni-6267363.php?csnt=18fe31eca72

[8] https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/06/14/securite-alimentaire-l-expertise-europeenne-mise-en-cause-par-les-conflits-d-interet_5144531_3244.html

[9] M.M. Robin, Notre poison quotidien, la responsabilité de l’industrie chimique dans l’épidémie des maladies chroniques », Ed.la Découverte, 2011

[10] https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/10/04/monsanto-papers-desinformation-organisee-autour-du-glyphosate_5195771_3244.html

[11] https://www.robertkinglawfirm.com/personal-injury/roundup-lawsuit/

[12] F. Dedieu, Pesticides, le confort de l’ignorance, Seuil, 2022

[13] C. Salaris, Agriculteurs victimes des pesticides : une nouvelle mobilisation collective en santé au travail, La nouvelle revue du travail, 4/2014, https://journals.openedition.org/nrt/1480

[14] Nicolas Legendre, Silence dans les champs, Arthaud, 2023, https://www.20minutes.fr/societe/4032567-20230414-pense-deni-collectif-journaliste-nicolas-legendre-enquete-mastodonte-agricole-breton

[15] https://basta.media/Pesticides-maladie-de-Parkinson-cancers-reconnaissance-mutualite-sociale-agricole-aide-agriculteurs-face-au-deni

[16] Workshop, opcit, p.12

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